Le dernier rapport de la fondation Jean-Jaurès réalisé avec l’association des Départements solidaires, fait l’état des lieux des perceptions et attitudes des Français sur les relations intergénérationnelles. Il s’appuie sur les données d’une étude conduite par l’institut de sondage BVA auprès de 3 200 Français, dont 1 049 jeunes de dix-huit à vingt-neuf ans et 1 125 seniors âgés de soixante ans et plus en septembre 2021. Les résultats de cette enquête battent en brèche le récit d’un fossé grandissant entre les plus jeunes et les plus âgés. Ils mettent en évidence les écarts de perception et de valeurs qui existent entre classes d’âge, mais montrent que ces divergences ne constituent pas un fossé infranchissable pour autant.
Le dernier rapport « Générations : le grand fossé » publié par la fondation Jean-Jaurès montre que l’importance qu’accorde le débat public, par effet de polarisation, masque non seulement les écarts qui existent au sein même des classes d’âge, mais aussi tous les points qui les rassemblent, notamment autour de la question sociale.
Les solidarités entre générations demeurent fortes. Pour les Français, elles sont tout autant une affaire de famille qu’un enjeu de solidarité nationale et locale. Pour le relever, les départements sont en mesure de jouer un rôle décisif.
Entre générations, des relations pacifiées
Ces dix-huit derniers mois, la crise sanitaire a ravivé le spectre d’un « clash générationnel » dans la conversation nationale. L’idée s’est installée que les jeunes formaient une génération dont la vie et l’avenir avaient été « sacrifiés » à cette occasion pour protéger leurs aînés. Inversement, on a volontiers reproché aux moins de trente ans leur « indifférence » envers le sort des plus âgés, en allant parfois jusqu’à les désigner comme les responsables des reprises épidémiques.
De fait, 62 % des soixante ans et plus interrogés dans le cadre de notre enquête considèrent que les jeunes n’ont pas pris conscience des difficultés rencontrées par les personnes âgées depuis le début de la crise liée à la Covid-19, et 44 % des moins de trente ans que les générations plus âgées n’ont pas pris conscience des difficultés des jeunes.
Ce récit a poussé sur un terreau fertile : l’idée d’un fossé grandissant entre générations a largement précédé la pandémie. Sur la religion ou la laïcité, on a beaucoup dit que les moins de trente ans et les plus de soixante ans ne parlaient plus le même langage. Sur le rapport aux immigrés et aux minorités, on a ajouté que les classes d’âge vivaient dans des mondes séparés. Sur la question sociale, les malentendus se seraient multipliés, les plus âgés reprochant aux plus jeunes d’oublier les inégalités et de leur préférer les discriminations, et les plus jeunes reprochant aux plus âgés de brader leur présent et leur avenir au bénéfice de leur retraite.
On a enfin beaucoup écrit sur l’émergence d’une « génération climat », plus consciente de l’urgence et plus fortement engagée dans la transition écologique que celles qui les précédaient. Écarts de perceptions, de valeurs et d’attitudes, écarts de préoccupations, ressentiment croissant formeraient ainsi un cocktail explosif dont la sortie de crise de la pandémie pourrait être le détonateur.
Or les relations entre générations sont bien plus pacifiées que ne le laisse entendre le débat public. Une majorité est convaincue que les désaccords entre les Français les plus jeunes et les Français les plus âgés sont surmontables : seul un tiers des Français pensent qu’il y a un risque de conflit entre les générations. La proportion de jeunes qui prennent ce risque au sérieux est certes plus élevée que la proportion des soixante ans et plus. Mais sur ce point, les moins de trente ans ne se distinguent pas massivement de la classe d’âge moyen.
De fait, lorsqu’on les interroge sur les inégalités qui leur paraissent les moins supportables, seuls 8 % des Français évoquent les inégalités entre générations – 10 % chez les plus de soixante ans, 6 % chez les 18-59 ans –, très loin derrière les inégalités entre les femmes et les hommes (les premières citées), les inégalités de revenus, d’accès au soin, ou liées à la maladie et au handicap. Cela ne signifie pas que ces inégalités intergénérationnelles sont inexistantes, mais elles ne semblent pas constituer, aux yeux des Français, toutes générations confondues, un enjeu qui fracture l’opinion.
Serait-ce parce qu’elles sont davantage perçues comme le produit d’un effet d’âge proprement dit que comme un effet de génération ? Seuls 24 % des répondants considèrent que la jeunesse d’aujourd’hui est une génération sacrifiée. Cette opinion n’est majoritaire nulle part, pas même chez les 18-29 ans.
Mais ceci s’explique peut-être aussi parce que la conscience générationnelle n’est pas très élevée et qu’elle n’est pas un élément très constitutif de l’identité des individus. Toutes générations confondues, 26 % des Français la citent comme l’un des trois éléments qui les définissent le mieux – loin derrière la famille, citée par 63 % d’entre eux, le métier, les loisirs ou les amis. Elle est d’ailleurs citée plus marginalement par les 18-29 ans et les 30-59 ans que par les soixante ans et plus.
Les plus jeunes sont un peu plus nombreux à craindre un clash générationnel, mais leur sentiment d’appartenance fonctionne plutôt en négatif, comme une confirmation extérieure : c’est parce qu’on les renvoie à cette différence qu’ils se sentent partie prenante de leur génération, moins parce qu’elle leur semble homogène. À l’inverse, les plus âgés sont nettement moins enclins à craindre un conflit de générations. Mais c’est la classe d’âge qui accorde à la génération le plus d’importance dans son identité sociale et celle qui perçoit le plus une homogénéité de valeurs parmi ses pairs.
En revanche, nourrir cette dynamique du conflit et ce récit de la conscience générationnelle n’est pas sans risque : notre enquête montre que plus on se sent appartenir à sa génération, plus on est susceptible de partager l’idée qu’il y a un risque de conflit intergénérationnel. Et plus un jeune – et un Français d’âge moyen – se sent appartenir à sa génération, plus il a tendance à partager l’idée que la jeunesse d’aujourd’hui est une génération sacrifiée.
Dans le débat public, des effets de loupe sur les divergences
Cela ne signifie pas pour autant que les divergences d’attitude et de perception entre les classes d’âge sont inexistantes. Notre étude confirme qu’elles sont bien réelles, en particulier sur les sujets touchant à l’immigration ou aux minorités, à la laïcité ou aux violences policières, à la hiérarchisation des priorités ou des préoccupations.
La recherche a montré que certains écarts de perception s’expliquaient par le renouvellement générationnel. Elle a aussi montré, notamment sur les questions culturelles, que c’était davantage les soixante ans et plus qui se distinguaient des générations suivantes que les jeunes qui se distinguaient des générations qui les précédaient.
Pour autant, ne fait-on pas trop de cas de ces divergences ? Toutes significatives qu’elles soient, elles semblent en tout cas masquer des clivages au sein même des classes d’âge, qui sont bien moins homogènes que ne le laissent croire les moyennes de résultats. C’est en particulier le cas pour les questions liées à l’identité et à l’immigration, qui peuvent diviser nettement les classes d’âge, selon leur positionnement politique ou selon leur niveau de diplôme.
De même, sur les enjeux écologiques, les jeunes sont divisés selon leur niveau de diplôme, tandis que les seniors le sont davantage selon leur positionnement politique. Bref, il n’y a pas qu’une seule jeunesse, il y en a plusieurs. Et il n’y a pas une seule manière d’avoir plus de soixante ans, mais plusieurs, que le récit sur le clash générationnel rend invisibles.
Ces discours masquent également les constats et les attentes qui peuvent traverser et unir les générations. Et ces constats existent, en particulier sur la question sociale. Une écrasante majorité de Français s’accordent à dire que l’ascenseur social est en panne, et qu’il est bien plus difficile à prendre pour les jeunes aujourd’hui que pour les générations les plus anciennes.
La recherche a montré que la dégradation de l’accès à l’emploi et la précarisation des jeunes n’étaient pas propres aux moins de trente ans d’aujourd’hui : elle a commencé avec ceux qui sont nés après les années 1960 et sont entrés dans les années 1980 sur le marché du travail. Ce qui pourrait être perçu comme une « injustice générationnelle » est très largement partagé par les Français, même les plus âgés. Elle n’est sans doute pas étrangère au discours de nostalgie des Trente Glorieuses et au pessimisme social qui caractérise la société française.
Cette conscience des difficultés rencontrées par la jeunesse s’accompagne d’ailleurs d’une disposition à soutenir des mesures, promues notamment par les départements, qui lui permettront de mieux entrer dans la vie active : l’extension du RSA au moins de vingt-cinq ans comme la dotation universelle en capital pour les jeunes ne suscitent pas de rejet. Une majorité relative les soutient, à commencer par les premiers intéressés, même si un travail de conviction reste encore à conduire en particulier auprès des 30-59 ans qui sont peut-être ceux qui se sentent le plus oubliés des politiques de solidarité aujourd’hui.
Il n’y a pas de conflit de génération autour du climat
De même que l’on constate une convergence entre générations sur la panne de l’ascenseur social, il existe une convergence réelle entre les générations sur la question environnementale. Sur cet enjeu, les générations ne s’opposent pas. Toutes sont préoccupées par le changement climatique et la dégradation de l’environnement : 87 % des seniors et 82 % des jeunes se disent préoccupés et très préoccupés par les problèmes environnementaux et par leurs conséquences.
Contrairement à ce que laisse entendre le débat public, les seniors ne sont pas moins engagés que les jeunes en faveur de l’environnement : ils le sont même davantage. Dans les comportements écologiques, ils ont un temps d’avance. Dans la mobilisation politique, l’écart d’une génération à l’autre est minime et se joue en particulier sur le vote (11 % des 18-29 ans déclarent avoir déjà voté pour liste écologiste contre 8 % des soixante ans et plus).
Au sein de leur génération, les jeunes qui se positionnent à gauche sont un peu plus impliqués dans des engagements écologiques que les autres jeunes de leur génération. Mais leurs aînés de gauche sont nettement plus impliqués qu’eux et leurs aînés de droite également. Comme le rappelait le politiste britannique Bobby Duffy, « les plus âgés sont soucieux de l’héritage qu’ils laissent à leurs enfants », et « l’état de la planète en fait partie.»
Une France multi-solidaire à accompagner
Les générations sont donc mutuellement conscientes des difficultés et des défis rencontrés par les autres classes d’âge, a fortiori au sortir de la crise liée à la Covid-19. Cette conscience se traduit concrètement dans les gestes de solidarité intergénérationnelle et dans le soutien à des propositions politiques.
Ces gestes se jouent d’abord dans la sphère familiale. Depuis mars 2020, les confinements successifs l’ont mise à l’épreuve, et notre étude montre que ces solidarités ont été particulièrement actives, dans les sens ascendant et descendant. 67 % des jeunes déclarent avoir aidé quelqu’un depuis le début de la crise – 66 % des 30-59 ans et 59% des soixante ans et plus.
Cette solidarité intrafamiliale a pris la forme d’un soutien psychologique et moral, d’une aide matérielle, notamment des plus jeunes vers les plus âgés, d’aide financière, des plus âgés vers les plus jeunes.
Elle est aussi réciproque : une personne sur deux qui a aidé déclare avoir aussi été aidée. Une majorité de Français considère d’ailleurs que la solidarité entre générations s’est renforcée ou est restée similaire avec la crise. Seuls 10 % pensent qu’elle s’est affaiblie.
Au-delà de la sphère familiale, ces gestes épousent les différents cercles affinitaires : les amis pour les jeunes, le voisinage pour les seniors. La solidarité est d’abord interpersonnelle. Mais elle s’accompagne également d’une disposition assez élevée à participer à des activités intergénérationnelles, notamment au niveau local : plus de quatre Français sur dix déclarent être prêts à donner de leur temps pour participer à des activités intergénérationnelles comme l’aide aux devoirs, l’aide aux sorties d’école ou l’aide aux personnes âgées (comme l’aide à l’utilisation d’Internet).
C’est particulièrement le cas chez les jeunes : ce sont les moins de trente ans qui sont les plus nombreux à s’y déclarer prêts (45 % contre 35 % des plus de soixante ans). Le jumelage des structures d’accueil des personnes âgées avec des établissements scolaires situés à proximité reçoit le soutien de 57 % des Français et les dispositifs d’habitat intergénérationnel sont particulièrement soutenus par les jeunes (41 % d’entre eux se disent prêts à participer à un dispositif de ce type, contre 20 % des plus de soixante ans).
Il y a donc des attentes et des opportunités de faire vivre cette solidarité au niveau territorial. Elle s’accompagne enfin d’une demande toujours élevée de prise en charge des injustices intergénérationnelles par la solidarité nationale. L’altruisme concret s’articule aujourd’hui avec une demande d’État. Une majorité de Français, toutes générations confondues, considère notamment que la prise en charge des personnes âgées dépendantes devrait être assurée par la solidarité nationale et non par les personnes elles-mêmes.
Une majorité soutient le même principe pour l’accompagnement des jeunes dans leurs études et leur entrée dans la vie active. On a noté précédemment que l’extension du RSA au moins de vingt-cinq ans et la dotation universelle en capital retenaient l’attention des Français : plus de quatre sur dix approuvent ces mesures, et un quart ne prennent pas position. Les indécis sont à convaincre, mais ces chiffres témoignent d’un souci réel et partagé de voir les jeunes mieux accompagnés dans la société.
Dans ce contexte, que peut et doit être le rôle des pouvoirs publics, et en particulier celui des départements, pour accompagner cette demande de solidarité intergénérationnelle ? Sur ce point, les Français sont partagés entre davantage d’informations sur les besoins et les attentes des associations, une mise en relation avec les personnes qui ont besoin d’être aidées, ou une indemnisation pour le temps consacré.
Les moins de trente ans sont davantage en attente d’une indemnisation, quand les plus de soixante ans sont davantage en demande d’information. Les départements sont bien placés pour jouer ce rôle. En premier lieu parce que cela relève de leur domaine de compétences ; en second lieu parce qu’elles font partie des institutions qui sont le moins affectées par la défiance qui s’exerce de façon croissante à l’égard des pouvoirs publics. 61 % des Français leur font confiance. C’est à peine moins que le conseil municipal, et près de deux fois plus que le gouvernement et l’institution présidentielle.
> Télécharger le rapport « Générations : le grand fossé » publié par la fondation Jean-Jaurès
Cet article a été publié par la Rédaction le